Le lourd GMC suivait la piste ouverte sur le flanc de la montagne. Le nuage de poussière soulevé par les roues s'abattait
sur l'équipage du blindé qui le suivait. L'engin, équipé de chenilles, avançait dans un bruit d'enfer. Des gerbes de cailloux montaient derrière lui, projetées par ses patins. Deux
mitrailleuses fixées sur des colonnes dominaient la cabine du blindé. Les servants, agrippés aux poignées, se tenaient debout derrière leurs machines. Il était un peu plus de midi. Le
soleil était au zénith.
Une jeep, celle du sous-officier de groupe, précédait le convoi. La plate-forme arrière du véhicule supportait une colonne coiffée d'un fusil-mitrailleur. Outre l'officier, le pilote et le servant, debout sur la plate-forme, étaient à son
bord.
Les trois véhicules avançaient rapidement, à peine ralentis par les sinuosités de la voie qui bordait les gorges profondes
d'un oued. De l’autre côté de la faille, face à la piste, la roche se dressait, verticale.
Six soldats assis sur des bancs disposés face à face sous la bâche du GMC se tenaient en silence. Calès avait posé la
crosse de son fusil sur le plancher. Le tenant telle une canne, il en avait coiffé le canon de ses deux mains sur lesquelles reposait son menton. Il se laissait ainsi balancer au gré des
secousses. Il était arrivé de France depuis près d’une semaine. Il n'avait pas reçu d'affectation alors que ses compagnons de voyage avaient tous été dirigés vers leurs
compagnies.
Calès avait été réquisitionné pour ce convoi dont il soupçonnait l'improvisation. Ils étaient partis le matin sur cette
piste à l'assaut des montagnes pour rejoindre une compagnie avancée du régiment. Une jeep, un camion de troupe suivis d’un half-track filant sans protection aérienne à des kilomètres du
PC, cela lui avait paru bizarre. Les autres soldats, des anciens, en avaient aussi fait la remarque. Tous ignoraient le pourquoi de ce déplacement éclair. A leur arrivée, ils avaient reçu
l’ordre de rester à bord. Le GMC s’était arrêté sur une sorte promontoire dominant les bureaux et l’infirmerie de la compagnie. De leur perchoir, les six hommes avaient assisté à une
étrange cérémonie. Dès leur arrivée les portes de l’infirmerie s’étaient ouvertes et un brancard sur lequel gisait un corps avait été avancé. Trois soldats en tenue lui ont rendu les
honneurs sous les ordres d’un sous-officier. Puis le brancard avait été acheminé jusqu’au camion et posé sur le plancher entre les bancs. Un drap le recouvrait en totalité. Sans autre
protocole, la cérémonie et le chargement du corps n’avaient pas duré plus de dix minutes.
Le convoi est reparti aussitôt.
Il redescendait maintenant, suivant le canyon. Depuis le départ, le regard de Calès était rivé sur le corps étendu devant
eux. Il était étonné de sa rigidité, surpris de le voir, tel un arbre mort, bondir d’une seule pièce sur son brancard, réagir à chaque cahot. Aux premiers tours de roues, le drap s’était
soulevé laissant apparaître la jeunesse du mort. Calès avait remis le voile en place mais des coups de vent l’ont fait tomber à nouveau. Il allait recommencer lorsque quelqu’un lui lança
une couverture « Mets cela dessus, cela ne bougera plus ».
Depuis, il ne le quittait plus des yeux. « Quel âge ? Le même que lui, forcément. Ils en étaient tous là. Quelle
famille ? Des parents bien sûr, des frères, mais peut-être une fiancée, une épouse qui l’attendront désormais en vain. Aimait-il danser, comme Calès, ou bien jouer au foot ou à autre
chose ? Tout cela c’était fini. Comme sa vie… »
Le chauffeur de la jeep qui était descendu avec le sous-officier jusqu’à l’infirmerie avait appris des choses. Il avait eu
le temps d’en parler avec l’un des anciens avant de reprendre le volant.
Cette mort n’aurait pas dû être. C’était la conséquence d'une tragique méprise. Deux groupes de la même compagnie, partis
la nuit en embuscade, s’étaient accrochés.
Le premier était entré en contact avec l'ennemi et s’était retiré immédiatement après le coup de feu. Le second entendant
la mitraille avait fait mouvement. Erreur de commandement ? Les deux sections s’étaient retrouvées face à face. L'une d'elle avait ouvert le feu…
Le convoi abordait une courbe à 90 degrés. Il lui fallait franchir un pont enjambant le canyon. C’était, sur des kilomètres
de distance, le seul trait d’union entre les deux montagnes séparées par le gouffre. Calès s’étonna que ce pont ait survécu aux premières années de guerre. Cet unique passage au dessus du
précipice était sans doute aussi vital pour l’un et pour l’autre des antagonistes. Il était contrôlé jour et nuit par une tour de garde puissamment armée. Les équipes de guets étaient
relevées régulièrement. Mais ce n’est pas cela qui pouvait en empêcher le sabotage. Il n’y avait pas d’électricité dans cette zone. La tour alimentée par un groupe électrogène souvent en
panne d’essence, n’allumait que rarement ses projecteurs. La nuit tout restait possible. Avant le franchissement, le blindé passa en tête, suivi de la jeep et du camion. L’enfilade était
trop tentante pour qui voulait tendre un piège. Le convoi avança lentement, atteint sans encombre l’autre rive et accéléra. La pente, de ce côté ci était moins escarpée, la piste plus
large permettait de prendre de la vitesse. Les véhicules fonçaient désormais vers la vallée.
Ils franchirent les portes fortifiées du PC au milieu de l’après-midi. En pleine chaleur. La couverture posée sur le mort
avait fini par tomber, elle aussi. Personne n’avait eu le courage de la remettre. L’odeur qui se dégageait du corps devenait à peine supportable. Tandis que la jeep et le blindé
rejoignirent leur garage, le GMC s’immobilisa sur le terre-plein devant l’infirmerie.
La place était déserte. Il n’y eut aucun mouvement pour accueillir le véhicule. Les occupants vidèrent les lieux sans un mot.
Resté seul à bord, Calès hésitait. Il ne comprenait pas l’attitude de ses compagnons. Sans égard pour ce mort oublié là, sur ce camion,
en plein soleil. Il tenta de les rappeler, une fois, deux fois. Il n’obtint pas de réponse alors il s’éloigna. "Après tout n'y avait-il pas un sous-off avec eux ?"
Ce n’était pas à lui , Calès, de faire le malin. Surtout pas lui. On le lui avait fait comprendre dès son arrivée sur le sol d'Afrique. Il se retourna une dernière fois avant de quitter le terre-plein. Tous membres frisonnants, il observa longuement le camion,
le corps sous le soleil brûlant et ce vide autour d’eux. A croire que cette mort dérangeait…
Calès fut pris de vomissements…
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