Mat s’élança. Il courut aussi vite que ses jambes le lui permettait. Il sauta à pieds joints sur la glace et profita de
l’impulsion ainsi donnée pour rebondir, s’élever en un saut périlleux et retomber en équilibre quelques mètres plus loin. La glace claqua sous les semelles des bois de ses galoches. Il
continua sa glissade puis rebondit à nouveau, moins haut cette fois-ci, et retomba sur ses pieds, en position accroupie.
C’était l’hiver 1949… Des sauts périlleux, il y avait longtemps qu’il en exécutait. En chaussons, dans la salle de gym, sur
les tapis de crin, ou dans les prés, pour épater ses copains. Mais sur la glace avec ses galoches et sans une solide prise au sol…
Il s’y était essayé dans la cour de l’école. Sur la glissade. Devant les autres élèves, c’était différent.
Là, il était seul face à l’immensité de la rivière gelée. La montée des eaux, avant le gel, en avait élargi le cours.
C’était un lac. Il était venu là, petit homme de dix ans, tout frissonnant, impressionné par cet immense miroir qui pouvait l’engloutir d’un seul coup. Le corps tendu par cette peur qu’il
s’efforçait de dominer, il avait décidé, une fois pour toutes, de le faire. Mat s’était échappé de la maison avec cette seule idée en tête. Et son premier test était réussi.
« Finalement ça n’est pas si difficile » pensa-t-il. Il observait la surface gelée, sans crainte à présent. Il l’avait
dominée.
Mat allait pouvoir faire ce dont il rêvait depuis longtemps. La glissade, à l’école, était trop courte pour cela. Il avait à
peine assez de place pour réussir un saut. Ce qu’il voulait, c’était réaliser des « flip-flap » sur la glace, comme dans la salle de gym. Enchaîner
les toupies, les sauts périlleux, rebondir sans s’arrêter.
Il avait déjà tenté cela sur les serves gelées. Des mares, un peu trop petites, sur lesquelles, avec ses camarades d’école,
il s’aventurait le soir après la classe. Ils étaient quelques-uns à faire le détour. Pour Mat, qui habitait à deux pas de l’école, c’était plus qu’un détour.
« Allez, il faut y aller ».
Le garçon se prépara à une course plus longue que lors de son premier essai. Il lui fallait amasser le plus de force et
d’énergie possible avant d’atteindre la glissade. Il s’élança, toucha la glace, rebondit, tourna sur lui-même revint au contact, rebondit à nouveau, une fois, deux fois… quatre
fois…
Tout était parfait. Mat savait maintenant qu’il pouvait le
faire, partout. Chez lui, au milieu de la rue, à chacune de ses envies ou de ses folies.
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Epuisé mais heureux, il revint vers le rivage. Un craquement sec auquel, tout à sa joie, il ne fit pas attention, aurait dû
l’alerter. Au second, il comprit. Il était encore loin du bord. Ses sauts périlleux l’avaient emporté près de l’autre rive. Il allongea sa glisse, essayant de peser le moins possible sur
la glace. Un autre craquement…
« La surface d’un cours d’eau qui avance ne gèlera jamais en profondeur comme celle, immobile et peu profonde, d’une mare.
Nous ne sommes pas dans le nord. N’allez jamais sur la rivière ! ».
Cette phrase du maître d’école qui accueillait toujours sa classe le matin, par une recommandation à l’intention de ses
élèves, lui revint soudainement.
Qu’était-il venu faire ici ?
La peur l’étreignit. Il cessa de glisser, tenta de courir. Ses galoches dérapaient sur la glace. Il avait perdu toute grâce,
toute souplesse. Ses pas martelaient la surface. Il n’avançait plus.
La glace s’étoila. Il redoubla d’ardeur… Plus qu’un mètre ! Il bondit. Fragilisé par le bord herbeux, le miroir céda sur la
rive. Mat s’était allongé dans un dernier saut. Il se tenait agrippé aux herbes. Les mains gelées, le corps immergé dans l’eau glacée. Il s’extirpa non sans difficulté de sa fâcheuse
posture. Il était sauf !
Il lui fallait maintenant rentrer à la maison. Sans se faire remarquer !
Le froid gelait ses vêtements mouillés. Tout son corps en ressentait la morsure. Il se mit à courir accentuant la sensation
de froid. Mat bloqua sa respiration. Le sang battit ses tempes mais la douleur lui parut moins vive. Il s’appliqua alors à vider ses poumons d’un seul coup, puis à les remplir et les
bloquer à nouveau. Jusqu’à l’étourdissement.
La nuit tombait. Il courut ainsi par les chemins de derrière, jusqu’à la maison.
Celle-ci était vide. Ses parents, chacun à leur travail, n’étaient pas encore revenus… Se changer, cacher ses vêtements
humides. Le corps tout entier secoué de frissons… Se réchauffer.
Sa mère le découvrit allongé sur une couverture, derrière le fourneau de la cuisine dont le cornet rougissait. Mat caressait
les chats allongés sur ses genoux. C’était son coin préféré, les soirs d’hiver. Elle le trouva fiévreux.
« Toi, dit-elle, tu couves quelque chose. C’est vrai qu’avec ce froid… »
CM. Extrait de « Mémoire de moi ». ©Dépôt légal.
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